Un hommage d'Eddy Paape & Jean-Michel Charlier à Maurice Tillieux ?

Grâce à la récente et splendide édition des Félix de Maurice Tillieux, chez les "Editions de l'Elan", j'ai pu découvrir dans le tome 1 publié début Juillet  les tout premiers Félix (après les tomes 5,6,7 contenant les 17 aventures inédites, entre les abandons des intégrales Deligne des années 80 et Niffle des années 2000 - une histoire un peu compliquée...).

Bref, je n'ai pu m’empêcher de faire le rapprochement entre l'un des dessins de la deuxième aventure  de Félix, "Les Ressuscités"  (publiée en 1949 dans le numéro 12 des "Héroïc-Albums") avec un dessin fantastique d'Eddy Paape dans l'aventure du Château Maudit de Valhardi (publiée en 1951-1952 dans le Journal de Spirou sur un scénario de Jean-Michel Charlier) !

Voici le dessin de Félix (1949) en question, lorsque les 3 héros, Félix, Fil-de-Zinc et Allume Gaz (encore sans trait d'union) découvrent le vieux château prétendument hanté de Kelgaf: (cliquez pour zoomer)


A comparer donc au dessin de Paape (postérieur de deux ans), lorsque Valhardi et Arsène arrivent devant le Château de Malicorne:


(cliquez pour zoomer)

La ressemblance est frappante, jusque dans le frisson (Brr!), et dans le texte !

J'ignore encore si cette ruine est tirée droit de l'imagination de Tillieux ou si elle est (était) réelle...

Bien entendu, il m'est impossible de savoir si cette ressemblance est une coïncidence ou un hommage, mais il est encore une fois, au vu des similitudes, assez tentant de croire au dernier.

Les deux journaux étaient concurrents, l'un (HA) censuré en France, voué à disparaître rapidement (en1956) en grande partie pour cette raison, et l'autre (JdS) toujours en existence après 80 ans - mais les artistes (Paape/Charlier/Tillieux) étaient bien de la même génération et j'aime à croire qu'ils devaient sans trop de doute s'admirer, sinon tout au moins, respecter malgré tout leur immense talent commun qui allait faire d'eux des géants du 9ème art ! Qu'ils se connaissent ne fait aucun doute (Tillieux a rencontré Charlier chez BIMBO, et bien que dessinateur chez Héroïc-Albums en 1949, Tillieux illustrait en même temps la chronique "Le Fureteur" au Journal de Spirou). Etaient-ils amis, sinon copains ?

Je me sens l'esprit enclin à la digression, et comme c'est férié aujourd'hui... 

Pour en revenir au dessin, dans la superbe introduction à la récente intégrale Valhardi (tome 3), les auteurs du dossier (Christelle & Bertrand Pissavy-Yvernault) rapprochent le dessin célèbre de Valhardi à celui de Franquin (1947) dans L'héritage: (cliquez pour zoomer)



sans pour autant parler d'hommage ni même d'inspiration. Très certainement à raison, ils parlent plutôt de l'influence sur Charlier, des affiches et des films du genre épouvante (en particulier les célèbres Universal Monsters) produits par Universal Pictures ou la Paramount dans les années 30 (Frankenstein, Dr Jeckyll et Mr Hyde, The Mummy, etc.). Ces films colportaient bien entendu toute l'imagerie obligée des châteaux gothiques et autres (traversée des landes nocturnes/lambeaux de brumes/pleine lune, etc).

Quelle coïncidence donc pour moi de rapprocher ma passion de la littérature gothique, pré-romantique anglaise (1775-1825) avec l'âge d'or de la BD belge, dont le sillage a baigné mon enfance !

J'ose croire pour ma part que Charlier et Paape ont rendu un hommage délibéré à Tillieux, et que cette imagerie/mise en scène de la découverte d'un château allait rester chère au cœur de Charlier pour les années qui suivirent. En effet, comment ne pas se rappeler les premières aventures de Jacques le Gall créées par Charlier et dessinées par MiTacq, près de 10 ans après Valhardi et son château maudit:


Dessin du château hanté de Pierrenoire, issu de Jacques le Gall contre l'ombre, 1959.
(Et il y a encore une scène similaire dans Le Secret des Templiers...)

(Si l'on compare au dessin de Tillieux où c'est le hibou qui s'en charge, ici, c'est Jacques qui pousse l'exclamation OH! ;) Ceci bien sûr, n'étant fort probablement qu'une coïncidence ;)

Sinon, en parlant de ce type de dessin (petits personnages en bas à gauche, château ou ruines en haut à droite ; toute l'imagerie du sublime (grandiose, effrayant, la nuit, les orages, la tempête, les arbres morts, les chauve-souris, la lune, etc...), comment ne pas mentionner celui qui en aura fait un leitmotiv tout au long de sa série, dès 1954: Peyo, dans les Johan et Pirlouit:




Et sinon sublime, à tout le moins pittoresque: (cliquez pour zoomer)



On peut remonter plus loin que le dessin de Tillieux, qui ne cachait pas avoir été très influencé lui-même au début de sa carrière (pour ce dessin en particulier, mais aussi en général)...

Je pense  finalement en effet que tous les dessins ci-dessus, ne soient finalement qu'un hommage (inconscient ou non) des plus grands dessinateurs (Franquin, Tillieux, Paape, Peyo...) au géant sur les épaules duquel ils étaient tous assis:


(Encre de Chine pour la couverture de l’album « L’Île noire », édition grande image noir et blanc publiée en 1942 chez Casterman)

Couverture que chacun connaissait en couleur depuis 1943:




Un tel talent...


(même si pour le décor de celle-ci tout le crédit revient à Bob de Moor, dans la version redessinée de L'Ile Noire en 1965 ; et aujourd'hui celle que l'on trouve en album partout)

La case originale du Petit Vingtième (n°5 du 3 février 1938) est en effet un peu moins impressionnante, bien qu'encore dans l'esprit:



Si l'on accepte encore que Tillieux avait en tête de tels dessins de Hergé lorsqu'il a composé sa deuxième aventure de Félix, comment ne pas se demander, mais par qui donc Hergé aurait-il été influencé, quant à lui ?

Au final, par Salvator Rosa, bien entendu, dont Ann Radcliffe s'est inspirée pour ses descriptions dans ses romans gothiques... ;) il suffit en effet de suivre le fil : Hergé n'ignorait certainement pas les splendides illustrations des romans de Jules Verne, en particulier celles du "Château des Carpates" - Roman ... gothique de 1892 :




deux illustrations du peintre et illustrateur Léon Benett, issues du "Chateau des Carpates" (1892).

C'est que dans les années 1800, la peinture de paysage connaissait un mouvement purement esthétisant et touristique qui fut à l'origine de bien de publications aux titres "Voyages pittoresques et romantiques dans l'ancienne France"... Dès l’avènement de la photographie, les ruines de châteaux, qui étaient alors peintes ou dessinées, furent déclinées en cartes postales et popularisées auprès de ceux qui étaient plus loin de la culture


Photographie prise par Adolphe Braun, "Le Grisberg", 1858-1859, Colmar, Bibliothèque municipale, cabinet des Estampes.

Ceci bien entendu revenait à appliquer les dernières techniques à un courant qui remonte bien plus loin, la peinture pittoresque ou sublime, qui a baigné la période romantique et qui m'est si chère. Elle se déclinait également en dessins et estampes, dont voici un exemple qui ne peut manquer de rappeler la scénographie de tous ces grands dessinateurs de bandes dessinées dont nous sommes partis - ce dessin-ci date de ... 1820 !




Charles Frédéric Oppermann, "Guirbaden", 1820, Strasbourg, Cabinet des Estampes et des Dessins.

Il m'est impossible de résumer tout ce courant, mais il m'est facile de le ramener à Salvator Rosa, un peu pour plaisanter, un de mes peintres favoris avec le Lorrain, comme il se doit quand on aime autant les romans d'Ann Radcliffe.

On peut désormais quitter l'Alsace, après ce bref détour entamé par la photo de Braun, par la superbe vue du Château de Saint-Ulrich à Ribeauvillé en Alsace, par Domenico Quaglio, vers 1825 :

(cliquez pour zoomer)

Les petits personnages, écrasés littéralement par la splendeur de ces ruines, sous un ciel plombé, sont cette fois en bas à droite, mais l'esprit, la scénographie, reste la même, pour cette splendide composition !

Comment finalement (ou presque) ne pas mentionner Salvator Rosa, et ses paysages "wild, turbulent, fierce and savage". Ses brigands, ses ruines, cette nature sublime (dans le sens de Burke, cela va de soi)... Voici une oeuvre de Rosa que j'aime beaucoup, et qui se rapproche un peu de la scénographie qui nous a occupé tout au long de cet article:


Salvator Rosa, "Paysage avec un pont", 1645-1649, Florence, Galleria Palatina, Palazzo Pitti.
(cliquez pour zoomer)

Et l'on pourrait encore continuer, la conception du paysage que se faisait Rosa aurait-elle (et donc lui-même) été influencée par Athanasius Kircher, un esprit remarquable, de 15 ans son ainé ? L'on remonterait ainsi définitivement du romantique au baroque... Selon Helen Langdon, "Kircher étudiait les correspondances entre l'optique, la musique et la nature, unifiant diverses disciplines telle que la science des preuves empiriques du passé, le naturalisme, la physique, l'optique, la philologie, le théâtre et la cinétique (Musurgia universalis, 1650)". Selon Kircher, la nature était un théatre dans lequel l'acteur n'était pas l'homme mais Dieu, communiquant avec ses créatures au travers de signes de Terre, d'Air, d'Eau et de Feu. Cela donnait donc, pour Kircher, des gravures telles que:



Athanasius Kircher, "Ruines de la Tour de Babel", issu de Turris Babel, Amsterdam, 1679.

(Le titre exact du livre duquel est extraite cette gravure est "Turris Babel, Sive Archontologia Qua Primo Priscorum post diluvium hominum vita, mores rerumque gestarum magnitudo, Secundo Turris fabrica civitatumque exstructio, confusio linguarum, & inde gentium transmigrationis, cum principalium inde enatorum idiomatum historia, multiplici eruditione describuntur & explicantur.") 

Si un jour ce dernier se voyait adapté en BD, cela ferait au moins l’économie du dessin de couverture, avec un titre pareil, il n'y aurait même pas assez de place sur le recto ;)

Enfin, on peut continuer encore et encore ce jeu d'influences, et plonger plus profond dans le temps, jusqu'au témoignage sur le sublime de Cassius Longilus il y a 2000 ans, mais on va faire plus court : tout ceci pour dire que j'ai bien envie de lire le prochain tome de la superbe intégrale Félix (en cours), de Tillieux, qui doit donc un peu à Salvator Rosa et à Ann Radcliffe ;)

Et que je garde le secret espoir de voir un jour les Mystères d'Udolphe adapté en bande dessinée !


Comments

  1. Je dirais qu'il n'y a pas 36 solutions pour représenter un château mystérieux et sinistre lorsqu'il est aperçu par des promeneurs s'en approchant et lorsque le dessinateur doit montrer ces promeneurs de façon évidente et reconnaissable, sachant en outre qu'un château est imposant et haut, et doit donc être représenté de préférence dans une vignette verticale. Sans qu'un auteur (dessinateur de BD, peintre, illustrateur...) ait besoin de copier sur l'autre.

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